La génération 2.0 en Espagne: les compositeurs prennent la parole

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A l’occasion de la diffusion du troisième épisode du Jour d’Avant à l’heure espagnole, consacré aux jeunes compositeurs qui gravitent autour de la Casa de Velázquez à Madrid, francemusique.fr vous propose en contrepoint la vision de l’Espagne en crise par la jeune génération des compositeurs. Interview croisée.

Comme partout ailleurs, la musique contemporaine en Espagne est réduite à une niche dont la diffusion dépend en grande partie de l’engagement des institutions publiques. La fréquentation des salles de concerts en chute libre, les orchestres en difficulté , les festivals et les salles historiques au bord de la faillite, la musique contemporaine est la première victime d’une crise généralisée sur tout le secteur à une époque où l’Espagne connaît une crise profonde avec quasiment 26% de chômage (55,5% pour les moins de 25 ans).

Comme l’affirme le directeur d’Ibermusica et agent artistique Alfonso Aijón : « Il n’y a pas que la création contemporaine qui en souffre ; même les œuvres plus rares du grand répertoire- comme Romeo et Juliette de Berlioz -représentent aujourd’hui une vraie prise de risque de se retrouver avec des fauteuils vides dans les salles. »

Afin de mieux comprendre la situation en Espagne aujourd’hui, nous avons rencontré deux jeunes compositeurs et une compositrice de la nouvelle génération. Ils ont tous commencé leur parcours en Espagne, et vivent aujourd’hui à l’étranger. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, leur témoignage sur la situation dans la création contemporaine en Espagne déborde d’enthousiasme, notamment parce que l’inventivité et la créativité foisonnent. Le pays est en effet en pleine transition et l’ancien modèle est voué à disparaître, mais les nouvelles solutions semblent déjà se profiler. Interview croisée.

Elena Mendoza, portrait, petit
Elena Mendoza (1973 )
Aujourd’hui installée à Berlin, Elena Mendoza a étudié la composition à Düsseldorf avec Manfred Trojahn et à Berlin avec Hanspeter Kyburz. En parallèle, elle a complété cette expérience allemande avec un cursus espagnol à Saragosse avec Teresa Catalán. Elle appartient à la première génération des musiciens espagnols après la fin de la dictature, nés dans les années 1960 et 1970, qui se sont majoritairement perfectionnées dans d’autres pays européens (José María Sánchez-Verdú en Allemagne, José Manuel López López et Ramón Lazkano en France, Mauricio Sotelo en Autriche, parmi d’autres), un parcours qui est aujourd’hui devenu un passage obligé. Elena Mendoza a elle-même formé beaucoup de jeunes compositeurs espagnols de la toute nouvelle génération à Berlin. « Je suis arrivée à Berlin avec l’intention d’étudier avec Hanspeter Kyburz à la Hochschule für Musik Hanns Eisler. C’était ma première motivation, mais Berlin était aussi bien plus attractive que les autres villes européennes : moins chère et ouverte à toutes les audaces artistiques. Il y avait ( et il y a toujours ! ) tellement de « scènes » à Berlin, et chaque artiste peut se sentir libre de suivre sa propre voie. »
Joan Magrané Figuera, portrait, petit
Joan Magrané Figuera (1988 )
Aujourd’hui installé à Paris, Joan Magrané Figuera a étudié la composition à Barcelone, et déjà à l’époque il avait le projet de venir en France pour son cycle de perfectionnement en composition. Entretemps, Joan Magrané Figuera a fait un Erasmus à Graz, en Autriche, ce qui lui a permis de vivre et travailler un an en territoire germanique. « Je me sens très proche de la culture française (et de sa musique : de Charpentier à Debussy et jusqu’à Boulez ou Gérard Pesson) et je m’y sens presque chez moi. Ce qui a été décisif dans mon choix, ce sont toutes les possibilités qu’offre le CNSMDP : ateliers, collaborations, etc. Dans les conservatoires espagnols, par manque de moyens, les jeunes compositeurs ont beaucoup plus de mal à diffuser leurs œuvres. »
Fernando Buide del Real, portrait, petit
Fernando Buide del Real (1980)
Lauréat du Concours de composicion Aeos-BBVA pour 2013, Fernando Buide del Real a étudié en Espagne (conservatoires de Santiago de Compostela et d’Oviedo), et ensuite aux Etats-Unis (Université Carnegie Mellon et Université de Yale). Dans l’avenir, il souhaiterait travailler comme professeur de composition dans une des universités des Etats-Unis.

francemusique.fr : Comment décririez-vous la situation des jeunes compositeurs en Espagne aujourd’hui en matière des commandes, des financements des projets, de la qualité de l’enseignement et des interprètes ?

Elena Mendoza :
En Espagne, il existe un potentiel créatif très fort et une culture très vivante, qui fleurissent lorsqu’ils peuvent bénéficier d’un soutien adéquat. Les deux dernières décennies ont été très bénéfiques pour la musique espagnole en général et pour la création contemporaine en particulier. Beaucoup de musiciens talentueux, ayant accompli des parcours exceptionnels, souvent en Europe, ont été propulsés comme solistes ou fondé d’excellents ensembles ou formations dans tout le pays ( Taller Sonoro et Zahir Ensemble à Seville, Trio Arbós, Ensemble Plural et beaucoup d’autres à Madrid, Espai Sonor à Valencia, Nou Ensemble à Mallorca…). En même moment, les institutions culturelles dans différentes régions ont montré une volonté forte pour soutenir ce genre d’initiatives et pour encourager la création par le biais des commandes passées aux compositeurs. L’organisation quasiment fédérale de l’Espagne, qui est constituée des régions très affirmées et en compétition permanente, a certainement influencé cette évolution. Parallèlement à cette effervescence en matière de création, plusieurs conservatoires ont subi une modernisation profonde, en proposant des cursus d’une grande qualité, comme c’est le cas du Conservatoire supérieur d’Aragón, d’ESMUC à Barcelone ou de Musikene au Pays basque.
Lorsque la crise économique a éclaté, l’élan de ces dernières années a été arrêté. Tous les ensembles, compositeurs ou institutions se sont retrouvés dans la précarité, obligés de lutter pour survivre et pour maintenir leur activité. Si la crise se prolonge, nous serons obligés de tout recommencer de zéro, et toute l’énergie investie depuis 20 ans sera vaine. J’espère que nous tiendrons le coup !

Joan Magrané Figuera :
Je m’estime plutôt chanceux quant aux possibilités qui se sont présentées à moi dans mon pays : j’ai eu la chance de pouvoir y travailler relativement souvent. Il faut dire aussi que la qualité de l’enseignement en Espagne s’améliore, et le nombre d’interprètes et de compositeurs espagnols qui sont reconnus pour leur talent à l’étranger est vraiment stupéfiant. La génération de nos professeurs (Sotelo, Lazkano, Torres, Parra…), nous a ouvert l’accès à l’Europe et nous ne souffrons plus du complexe d’infériorité qui avait pendant longtemps immobilisé notre culture.
Néanmoins, la situation des institutions publiques empire de jour en jour. Il y a un point positif à cela : il y a de nos jours une profusion de nouveaux ensembles ou festivals qui trouvent des solutions alternatives pour exister, en se passant des subventions publiques et du soutien institutionnel. Du coup, l’espace pour la jeune création s’élargit et les canaux alternatifs réservés à sa diffusion prolifèrent.
Le changement provoqué par la crise est, selon moi, plutôt positif : il y a une prise de conscience générale qu’il faut mener son projet artistique indépendamment des institutions et de leur soutien : cela donne à l’artiste une plus grande liberté, tout en le responsabilisant davantage, ce qui est après tout très bénéfique.

Fernando Buide del Real :
Il me semble qu’il n’y a jamais eu autant d’interprètes de haut niveau, autant d’ensembles voués à promouvoir la musique contemporaine. Les financements des projets ont été considérablement réduits, et pas forcément selon les critères purement artistiques. Cela se ressent également dans les conservatoires, à l’exception des départements de composition les plus renommés du pays. La difficulté principale pour un jeune compositeur est d’entrer dans le réseau des ensembles professionnels qui acceptent d’interpréter sa musique et d’accéder aux circuits de diffusion musicale, d’habitude très fermés et très endogames.
La conséquence de la crise économique se ressent à deux niveaux : d’une part, les subventions destinées à la jeune création ont été réduites ou supprimées pour certaines (de moins en moins d’orchestres passent les commandes aux compositeurs pour de nouvelles œuvres). De l’autre part, les programmateurs sont plus frileux quand il s’agit de programmer des œuvres contemporaines dans les saisons, et cela est valable même pour les classiques du XXe siècle.

francemusique : Quelle serait à votre avis la solution aux difficultés que traverse la création contemporaine (musicale) en Espagne ?

Elena Mendoza :
La crise économique mise à part, le gros problème en Espagne est l’attachement des institutions culturelles au gouvernement. Si le gouvernement change, tous les directeurs des musées, les gérants des orchestres et des projets culturels changent aussi, et il est pratiquement impossible de développer une stratégie sur le long terme ! Les institutions culturelles devraient s’émanciper davantage et leurs gérants devraient avoir une meilleure formation au lieu d’avoir de meilleures connections politiques.

Joan Magrané Figuera :
Pour nous, les musiciens, il est important de ne pas se laisser décourager par la crise : il faut insister sur un enseignement de qualité, défendre nos convictions et notre talent avec un maximum de passion et d’implication. Ce qui me semble indispensable vu la situation, c’est de mettre en place un cadre juridique plus favorable au mécénat afin d’encourager et de faciliter les subventions privées, et en même temps travailler sur la prise de conscience générale dans notre société que l’avenir de la culture est un besoin vital pour tous.

Fernando Buide del Real :
Il faut donner à la musique contemporaine en Espagne plus de visibilité, non seulement à travers des concerts, mais aussi par le biais des conférences, rencontres, édition, programmes dédiés à la télévision et à la radio publiques. Il faut investir dans l’éducation et la sensibilisation de la population à la musique contemporaine et à la réflexion qu’elle suscite dans le monde d’aujourd’hui. En somme, récupérer l’espace que la musique, et non seulement la musique contemporaine, a perdu progressivement dans notre système d’éducation.

⇒ Carnet d’adresses d’Elena Mendoza

European Musical Composition Workshop

musicadhoy/ operadhoy

⇒ Carnet d’adresses de Joan Magrané Figuera :

Ensemble CrossingLines

Neu Records : label et organisation des concerts

Festival Mixtur

Ciklus Ensemble

Sampler Series (L’Auditori de Barcelone)

l’Institut Phonos, laboratoire de recherches dans le domaine de la musique électroacoustique lié à l’Université Pomeu Fabra

⇒ Carnet d’adresses de Fernando Buide del Real :

Teatro Real pendant le mandat de Gerard Mortier

Fondation BBVA (cycles de la musique contemporaine, prix “Frontières de la Connaissance”)

“cartes blanches” de l’orchestre national aux compositeurs contemporains

Université d’Alcalá (aujourd’hui disparue)

“Le compositeur prend la parole”, site web

Propos recueillis et traduits par Suzana Kubik